dimanche 5 octobre 2014

Le pèlerin aux pieds nus

Le pèlerin aux pieds nus
Les bovins nous regardaient passer sans broncher, il faisait beau et j’étais bien. L’herbe était encore humide des pluies nocturnes, le sol se crevassait par endroits en minuscules rigoles, il y avait peu de flaques, c’était agréable de sentir mes pieds se rafraîchir et sécher moins d’une minute après les avoir sortis des prés. Titulaire d’un brevet de guide de montagne depuis quatre ans, le grand-père me prodiguait des conseils de randonneurs, me vantant les mérites de la marche afghane :
  • C’est très bien pour garder un rythme soutenu, on s’est rendu compte que les nomades afghans pouvaient parcourir des distances très longues en peu de temps grâce à leur manière particulière de marcher.
Dans mon imagination, avec le peu de données que j’avais encore, les nomades avançaient efficacement en crabe, position danse des canards, devinez quoi, ce n’était pas ça.
  • C’est un exercice de respiration, tu inspires sur trois pas, tu gardes l’air dans les poumons pour le quatrième puis tu expires sur trois pas puis tu recommences. Mais moi, je peux pas le faire.
  • Ah bon ? Pourquoi ?
  • Parce que je parle trop.
Mon pied droit s’enfonça dans un passage plus boueux que les autres, il glissait dans la savate à chaque pas, rendant mon équilibre incertain. Ce fut alors que j’appliquai une idée qui germait dans mon esprit depuis déjà quelque temps et que j’avais expérimentée sur de courtes distances le mois précédent, en Irlande, je retirai mes chaussures. Je recevais avec joie la sensation de l’herbe humide, le sol s’affaissant à peine sous mon poids, je ne savais pas si ça durerait mais être pieds nus sur le chemin de Compostelle semblait spirituel. 
Antoine, pèlerin aux pieds nus, ça sonnait bien.
Ce que je craignais surtout, c’était la réaction du grand-père. N’importe quel ami m’aurait laissé faire : mes pieds, mes peines, mon problème, pas le leur mais il y a toujours une liberté qu’on perd quand on voyage avec un membre de sa famille, surtout des générations antérieures. « Ca glisse dans tes claquettes ? » fut sa seule réplique, il ne se formalisait pas de me voir déchaussé. Mieux, quand, traversant un bourg, un vieil homme à béret lança à mon égard : « En voilà un qui n’ira pas bien loin ! », il rétorqua : « Mon petit-fils vient de La Réunion, il a l’habitude de marcher pieds nus. ». Dans sa voix, je discernai de la fierté.
  • Il faut faire attention, répondit le vieux entre deux grommellements. Il risque de se faire mordre par une vipère.

Je remerciai le petit vieux qui vivait dans un monde où les vipères étaient dressées pour se jeter sur les va-nu-pieds. Quiconque aurait le malheur de vouloir se soulager les pieds en s’extrayant de ses bottes verrait apparaître une vipère surgie d’on ne sait-où pour s’en prendre à ses pauvres orteils, c’était sûrement le même monde où des enfants apparaissaient courant dans les cuisines dans le but de s’ébouillanter quand la poignée de la casserole était tournée vers l’extérieur, quand bien même aucun môme n’habitait l’appartement. Je pris les mises en garde du vieillard pour un défi.

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